HISTOIRE

La Grande Guerre
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Jean Veber




Né en 1864, Jean Veber est le fils d’un créateur renommé de motifs pour denteliers et brodeurs. Après des études littéraires, puis les Beaux-Arts, il se fait d’abord connaître par ses caricatures qui paraissent dans des publications comme le Gil Blas, Comica, l’Assiette au beurre, Le Rire où sa verve et la force de son trait font sensation. Parallèlement, il illustre des livres comme ceux d’Anatole France ou de son ami Edmond Rostand.
Dessinateur de presse, Jean Veber rêvait de reprendre sa liberté pour se consacrer à la peinture et à la lithographie. Lorsqu’il put acquérir sa propre presse lithographique, sa production devint très importante. Mais il ne délaissa pas pour autant la veine satirique, faisant scandale avec Le Boucher (musée de Buenos Aires), qui suscita une protestation du gouvernement allemand : on y voyait Bismarck en tablier de boucher, sur le seuil de sa boutique dont les vitrines exhibaient des soldats dépecés. Mais les caciques de la IIIe République n’étaient pas épargnés non plus : Clemenceau à la tribune et les troubles de 1907 (« Tant que nous serons au pouvoir, nous ferons l’éducation de la démocratie »), Jaurès et Briand à l’Assemblée (musée Carnavalet et musée de Buenos Aires), La Grande Misère (Caillaux et l’impôt sur le revenu) ou L’Opinion publique et ses badauds aveugles encagoulés de journaux. La politique coloniale de la France est également stigmatisée, tant avec Notre-Dame des Colonies qu’avec La République Négresse – de même que les luttes entourant la séparation de l’Église et de l’État avec la célèbre Polka des cathédrales.
Jean Veber excelle dans les scènes de genre où il ironise avec brio sur les turpitudes et les pompes bourgeoises. Mais son humour – moins grinçant que celui d’un Forain – n’exclut pas une certaine tendresse chez cet artiste qui aime regarder vivre les natures franches et simples. On citera par exemple La Barbière, Les petits Buveurs, La Demande en mariage, Les Pochards, Auteuil, Les Joueurs de bouchon, Le Père la Chicaille ou encore La Soirée bourgeoise ou Chez Durand.
Selon l’usage de l’époque, nombre de ces lithographies étaient tirées de tableaux, auxquels la gravure, avec sa large diffusion, apportait le véritable sacre populaire. Car Jean Veber, ne l’oublions pas, fut un peintre fécond, régulièrement accroché au Salon et aujourd’hui présent, notamment, au musée de Lille, (L’Éternelle Convoitise), au musée du Luxembourg (La Petite Princesse), au musée du Petit Palais (Madame l’Oie, Les Trois Bons Amis, Les Plaisirs du dimanche) ou au musée Carnavalet (La fête à Neuilly). Il obtint un vrai triomphe avec Les maisons ont des visages, exposé à la Nationale. mais sa composition la plus réussie demeure peut-être le grand panneau mural qu’il réalisa pour la buvette de l’Hôtel-de-Ville de Paris : une noce dans une guinguette, avec plus de 200 personnages et une verve truculente qui cherche son inspiration du côté des Flamands (de Bruegel à Teniers), voire du Goya des Caprices.
Jean Veber connaîtra la vraie consécration lorsque la Manufacture des Gobelins (qui, à l’instigation de Gustave Geffroy, ouvre ses portes aux artistes contemporains, en particulier aux impressionnistes) et la Manufacture Nationale de Beauvais lui commanderont des cartons de tapisseries. Présentées à l’Exposition Universelle de 1925, en tentures ou comme garniture de mobiliers, ces tapisseries obtinrent un énorme succès. (une rétrospective de l’œuvre de Jean Veber sera ultérieurement organisée au Petit Palais en 1930).
Les succès ne font pas oublier à l’artiste les valeurs essentielles : la droiture, la loyauté, la fraternité, le courage, la fidélité… Pour Jean Veber, l’amitié n’est pas un vain mot, et ses confrères le lui rendent bien : « J’aime Veber comme un frère », confie le dessinateur Willette. « C’est un peintre de très haute valeur et un ami simple et sûr. », dit Léandre… Et Guillaume : « C’est un homme droit, aimable et plein d’esprit. » Henri Le Sidanner écrit à son tour : « Esprit frondeur mais sans méchanceté, son sourire ingénu nous mettait tout de suite à l’aise », et il ajoute : « son âme témoignait d’une véritable piété envers les simples et les braves gens. »
 
C’est donc un homme célèbre, au sommet de sa carrière, ayant toujours vécu dans une belle aisance financière, heureux en famille (n’écrivait-il pas en 1899 : « Je vis entouré de mes quatre raisons de vivre : mon épouse et mes trois enfants. ») et entouré d’amis qui l’aiment, qui quitte tout à l’âge de 50 ans quand en août 1914 sa patrie se trouve en péril.
Engagé volontaire avec son ancien grade de caporal, Jean Veber est versé au 31e RI mais dirigé vers le 168e avec lequel il prend part aux combats de Mamey , en Lorraine. Il est ensuite envoyé à Malay-le-Grand, près de Sens, comme instructeur des classes 15 et 16 avec le grade de sergent. Ces « bleus » qu’il est chargé de préparer au combat, comme il les aime ! Attentif à leurs besoins, à leurs qualités et à leurs défauts individuels, il les dépeint avec chaleur et compassion ! Son plus ardent désir, qui lui est sans cesse refusé, est de les accompagner au feu.
Fin 1915, son vœu est enfin exaucé : il montera en ligne. Après un stage au 48e RI, pour s’initier au maniement des mitrailleuses, Jean Veber réintègre le 31e. Il gagne ses galons d’adjudant à Vauquois en mai 1916 ; en septembre de la même année, il se couvre de gloire dans la Somme (à Bouchavesnes) et reçoit la Croix de Guerre avec palme et la Médaille Militaire avec la citation suivante : « Engagé volontaire à 50 ans pour la durée de la guerre, s’est toujours conduit en héros. Vivant modèle de bravoure et de sang-froid, s’est particulièrement distingué pendant les combats du 14 au 21 septembre 1916 où il a prouvé que chez lui la peur était inconnue. Son officier ayant été mis hors de combat, il a pris le commandement du peloton qui a contribué puissamment à repousser la violente contre-attaque allemande du 20 septembre 1916. »
En octobre, Jean Veber est promu sous-lieutenant. En 1917, il participe aux durs combats de la Ville-aux-Bois (Bois-des-Buttes), dans le secteur du Chemin des Dames. Là encore, son courage et son abnégation lui valent la Croix de Guerre, Bronze et Vermeil (il est déjà détenteur de la Légion d’Honneur depuis 1907 à titre civil) avec cette nouvelle citation : « M. Veber Jean, sous-lieutenant au 31e Régiment d’Infanterie, a donné pendant les combats du 16 au 23 avril 1917 de nouveaux témoignages d’une abnégation et d’un mépris des fatigues et des dangers admirables. Chargé de l’exécution de travaux importants sur un point de la première ligne constamment battue, a su, par la confiance que son calme inaltérable inspire à ses hommes, mener à bien l’exécution périlleuse de la tâche qui lui était confiée. »
 
Savoir ses deux fils, Claude, 23 ans, et Michel, dit Nino, 18 ans, engagés également dans la fournaise est pour lui une hantise permanente. Pas un jour, pas un instant où ses pensées ne se tournent vers eux. Mais quel bonheur et quelle fierté lorsqu’il apprend qu’ils sont cités pour leur belle tenue au feu ! Son épouse et sa fille Rosette servent également leur pays, engagées comme infirmières dans un hôpital militaire de Houlgate.
Dans les plus durs moments, scandalisé par le cynisme et l’égoïsme des profiteurs de l’arrière, écœuré par la veulerie des politiciens, par l’opportunisme de certains officiers, Jean Veber se ressource parmi ceux qu’il nomme ses « petits soldats », prenant auprès d’eux des leçons d’humanité et se sentant responsable de leurs vies. « Ils sont merveilleux, disait-il. C’est un honneur pour moi de les commander. » Ferdinand Perrot écrit dans L’Ami du peuple : « Un jour un soldat regardait témérairement par-dessus le parapet de la tranchée. Jean Veber lui dit : “Descends de là, mon petit, c’est ta maman qui te l’ordonne par ma bouche.” Et il prenait sa place, revendiquant tous les risques avec calme, modestie et sang-froid. » Louis Lacroix qui se fit son biographe dit avoir entendu un permissionnaire du 31e dire : « Jean Veber, c’est une figure admirable, un véritable saint de la patrie, au régiment nous l’aimons tous, pour sa bonté, sa simplicité et son merveilleux courage. Parfois il a de la peine à marcher mais il marche quand même. Il y a en lui une telle force qu’on aurait honte à ne pas le suivre. Il entraînerait jusqu’aux plus hésitants. » Toutefois, au cours de cette année 1917, les trop grandes fatigues qu’il s’est imposées et le contact avec les gaz l’obligeront à prendre du repos. En 1918, son état empirant, il sera renvoyé dans son foyer. Mais il sera rappelé en novembre par le colonel Cuny afin qu’il puisse participer à l’entrée du régiment en Alsace comme porte-drapeau. C’est l’ultime honneur militaire qui lui sera accordé. Sa patrie lui en réservera un autre en donnant son nom à une rue de Paris. Jean Veber termina la Grande Guerre comme sous-lieutenant, Croix de Guerre Bronze et Vermeil avec palme, Médaille militaire et officier de la Légion d’Honneur (il avait vu militariser sa croix de chevalier). Ses deux fils reviendront également blessés, mais sains et saufs, du conflit, distingués par la Croix de Guerre en Bronze pour Michel et Bronze et Vermeil avec palme pour Claude.
Malheureusement, Jean Veber ne se remit jamais complètement des souffrances endurées durant les quatre années de conflit, et malgré tous les soins qui lui furent prodigués, sa santé ne cessa de se détériorer. Ce grand Français mourut le 28 novembre 1928.
Lors de ses obsèques, le général Gouraud, qui commandait la 4e Armée française en 1918, dit à sa veuve : « J’ai été son chef. Je l’admirais comme artiste. Je l’admirais encore plus comme soldat. Je le donne comme modèle. Il devrait servir d’exemple à tous les Français ».
Beau-frère de Jean Veber (dont il avait épousé la sœur, Louise) René Doumic, commandeur de la Légion d’Honneur, secrétaire perpétuel de l’Académie Française de 1923 à 1937, dans son célèbre discours du 28 novembre 1914 lu à la séance des cinq académies, interpella l’auditoire en ces termes : « La guerre est venue surprendre l’employé dans son bureau, l’ouvrier dans son atelier, le paysan dans son champ. Elle les a arrachés à l’intimité de leur foyer, aux douceurs de la vie de famille. Il leur a fallu laisser à la maison des êtres tendrement aimés. Ils ont une dernière fois serré dans leurs bras la chère compagne si émue mais si fière et les enfants, dont les plus grands ont compris et n’oublieront pas. Et tous, l’artiste et l’artisan, le prêtre, l’instituteur, ceux qui rêvaient de la revanche, ceux qui rêvaient de la fraternité des peuples, ceux de toutes les idées, de toutes les professions, de tous les âges, en prenant leur rang dans l’armée, ont pris son âme, une même âme et sont devenus le même soldat… »
Maurice Genevoix nous dit pour sa part : « Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes et pourtant nous l’avons fait. » Jean Veber est pleinement conscient du sacrifice consenti, et à son épouse qui le plaint pour les souffrances endurées, il répond simplement : « Si c’était à refaire, je le referais. » Songeant à ceux qui avaient eu la chance de rencontrer Jean Veber en ces heures difficiles, Pierre Brisson écrira que « certaines amitiés peuvent constituer l’honneur d’une vie. » Ainsi disparaissait un Français d’une haute exigence qui mourut pour avoir trop aimé sa patrie et dont je suis fier de porter le nom.
 
Ce sont ces quatre années d’abnégation et d’héroïsme qui revivent au travers de ces lettres de guerre que j’ai l’honneur de présenter ici et dont ma cousine Hedwige Maury a été la dépositaire – je tiens encore une fois à l’en remercier. Elles sont livrées dans leur authenticité, sans coupures et sans retouches, afin de mieux faire revivre tout un pan de notre histoire. Ainsi, Vauquois, Bouchavesnes, La-Ville-aux-Bois, Le-Bois-des-Buttes ne seront plus pour le lecteur d’aujourd’hui une légende ni une abstraction d’historien, mais une réalité.
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